On a longtemps pensé qu’en URSS, il n’y avait pas d’esprit d’entreprise parce que c’était l’État qui impulsait toute forme de production. Dans cette perspective, la transition économique dans les années 1990 a permis aux individus de se libérer et de pouvoir enfin entreprendre.
Cette approche n’était pas seulement journalistique, elle a aussi été présentée comme une approche tenant compte de la rigueur scientifique. Ici, des deux côtés, (post) soviétique et occidental, les torts sont partagés : les économistes (post) soviétiques s’appuyaient sur les thèses marxistes-léninistes pour affirmer que l’impulsion de l’État (initiée par la dictature du prolétariat) dans l’activité économique était spécifique au nouveau monde communiste en construction, les économistes occidentaux voyant les succès scientifiques et productifs de l’URSS ont directement fait le lien avec un État « total » et entreprenant capable du pire comme du meilleur. Une fois l’implosion de l’URSS achevée dans les années 1990, il devenait séduisant pour les économistes postsoviétiques non-marxistes et occidentaux de considérer l’entrepreneur comme une figure propre au monde capitaliste, un moteur qui se mettait « enfin » en place dans les pays de l’Europe de l’Est.
Cependant, plusieurs questions auraient dû éveiller les soupçons de l’ensemble des économistes. Comment expliquer qu’une économie où l’absence d’esprit d’entreprise était considérée comme telle puisse créer un réel engouement entrepreneurial juste après l’effondrement de l’URSS ? Comment expliquer que cette « libération » puisse parallèlement générer de fortes dynamiques de dépendance du sentier ? Comment expliquer que des inventions avant-gardistes disparaissent du marché postsoviétique alors qu’il y a de plus en plus d’entrepreneurs ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de réanalyser l’économie soviétique sous l’angle des inventeurs-innovateurs, réintégrer le concept d’entrepreneur dans les théories de la transition, de s’intéresser à l’évolution des institutions ces 30 dernières années en Russie postsoviétique, ainsi que d’interroger les capacités étatiques à favoriser les dynamiques d’innovation.
On pourrait penser que tous les entrepreneurs ont intérêt à voir se stabiliser les institutions. C’est d’ailleurs un des préalables pour innover. Sans garantie de n’être pas spolié, l’inventeur n’aura aucun intérêt à chercher à diffuser son invention pour profiter d’un effet rétroactif financier, social et / ou politique. Cependant, l’intérêt des entrepreneurs pour des institutions stables reste une question contextuelle. Dans le cas russe, au lendemain de la transition systémique, très peu d’individus croyaient dans la pérennité d’une économie de marché. Partant de ce point, il n’y avait aucun intérêt à chercher à créer quelque chose de durable puisque de toute façon viendrait un jour ou l’autre un retour d’un Etat qui replanifierait tout. En effet, l’État reviendra quelques années plus tard avec à sa tête le président actuel, Vladimir Poutine. Cependant, l’État ne reviendra jamais sous une forme similaire à celle de l’URSS. L’entrepreneur est alors appelé à participer au changement institutionnel, à le stabiliser. Mais la tâche ne fut pas aisée. D’une part, beaucoup d’individus n’avaient aucun intérêt à voir se stabiliser des droits de propriété bien mal acquis par les vagues de privatisation, d’autre part, l’équipe dirigeante avait tout intérêt, pour gagner en légitimité, à remettre en cause cette captation des richesses par une minorité.
Le contexte institutionnel des années 1990 a progressivement favorisé l’émergence d’entrepreneurs politiques. Avec pour objectif de changer durablement les règles du droit, ces entrepreneurs se différencient des entrepreneurs du marché par leurs capacités à faire évoluer directement les modalités d’intervention de l’État. Les processus de construction de l’État russe postsoviétique dans les années 1990, sous l’influence du consensus de Washington, n’ont pas anticipé (consciemment ou pas) de possibles phénomènes de prédation. Ces dynamiques de prédation, même faibles, sont souvent fatales pour les entrepreneurs de marché, car le corpus de lois n’évolue pas en leur faveur. Cette tendance appelle les individus à devenir des entrepreneurs politiques. Elle est surtout possible grâce aux filières extractives qui, fournissant le marché mondial en hydrocarbures, donnent à l’État une rente non négligeable. Ici, le problème de l’utilisation de la rente doit alors être appréhendé comme une question d’ordre institutionnel.
Trente années après la transition économique, les conditions favorables à l’entrepreneur et à l’innovation ne sont pas réunies. Trente années, c’est peu quand il s’agit de créer des institutions de marché durables, un système judiciaire relativement indépendant, et de nouvelles dynamiques de gouvernance locale. Mais trente années, c’est aussi beaucoup pour mettre en place des signaux favorables aux investisseurs, attirer de nouveaux flux de connaissances, et encourager la création d’entreprises. Plus que de douter du potentiel de résilience de l’économie russe, c’est bien ici le chemin de développement économique emprunté qui est discuté. Car si l’on observe les dynamiques de long terme, l’augmentation du volume d’entrepreneurs politiques dans une économie se fait toujours au détriment de l’entrepreneur de marché et a posteriori au détriment de l’innovation, qui elle-même demeure un facteur important de résilience territoriale.
Par Guillem Achermann, Docteur en économie, spécialiste de l’économie russe
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