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Les organisations d’économie sociale interrogées sur leur modèle économique

La Loi Pacte (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation), récemment adoptée par le Parlement français, met l’accent sur l’ « intérêt social » et la « raison d’être » de l’entreprise, en réponse notamment à sa mise en cause récurrente en matière d’impacts négatifs et récurrents  environnementaux ou sociaux. Quelques années auparavant, la loi de 2014 sur l’ESS avait mis en avant deux principes majeurs pour définir l’économie sociale et solidaire (ESS) : « un autre but que le seul partage des bénéfices » et une « gouvernance démocratique ». Le primat accordé à la gouvernance démocratique pour définir l’ESS justifie le questionnement des organisations de l’ESS quant à leur modèle de gouvernance dans un contexte économique et social difficile.

L’entreprise serait-elle en voie de transformation pour devenir sociale ? Rien n’est moins sûr. Le caractère flou de la loi Pacte inquiète. La solidarité demeure généralement un impensé de la théorie des organisations. Enfin, l’absence de référence aux expériences réussies comme aux échecs de l’ESS investie sur ces terrains depuis la seconde moitié du 19e siècle, étonne. Qu’il s’agisse des associations (employeuses ou non), des coopératives ou des mutuelles… toutes se questionnent sur les modalités de leur gouvernance dans un contexte marqué à la fois par la concurrence et la baisse des financements publics. Alors que par ailleurs, l’Etat s’appuie précisément sur les associations pour développer des actions de soutien qui sont de son ressort. La question de l’utilisation des outils de gestion et de la définition des critères de performance est à l’ordre du jour.

Dans ces conditions, il est légitime de se questionner sur une apparente contradiction entre deux mouvements : celui de l’entreprise qui affiche désormais un « intérêt social » croissant et celui de l’association qui doit être de plus en plus « entrepreneuriale » et performante. La transformation de l’entreprise (à but lucratif) et des organisations de l’ESS s’inscrit dans une évolution globale du capitalisme et de l’organisation du travail, marquée par le développement des inégalités sociales. L’Etat laisse à la charge des associations les effets sociaux désastreux qui en résultent. Celui-ci en vient ainsi à gouverner le monde associatif, comme c’est notamment le cas avec le Dispositif Local d’Accompagnement (DLA), une politique publique qui offre du conseil en gestion aux associations employeuses pour qu’elles se « professionnalisent ».

Si l’ESS a perduré, voire s’est développée et complexifiée jusqu’à nos jours, malgré une méfiance persistante et parfois de fortes hostilités, c’est parce qu’elle offre des réponses utiles voire nécessaires et répond à un besoin social manifeste. Ce que l’on nomme l’« innovation sociale », que l’OCDE définit comme « la recherche de nouvelles réponses à un problème social ». Elle prend la forme d’une multiplicité de dispositifs permettant l’insertion professionnelle et sociale de « personnes en situation de fragilité », pour reprendre les propres mots de la loi de 2014. On peut citer l’exemple des coopératives d’activité et d’emploi (CAE) qui tendent à faciliter l’insertion professionnelle de personnes en recherche d’emploi en combinant entrepreneuriat et salariat, réduisant ainsi le risque inhérent à la création d’entreprise. Par ailleurs, à l’heure de l’ubérisation de l’économie, de l’économie du partage et du développement des plateformes numériques, synonymes de conditions de travail difficiles, des start-ups naissent, parfois sous une forme coopérative, pour offrir de nouveaux services. Ces dernières privilégient la réalisation d’une mission sociale sur la recherche du profit, en se positionnant dans des activités très variées, comme le financement participatif, la formation ou l’insertion des demandeurs d’emploi, la livraison de repas bon marché, le recyclage, le prêts d’objets, la culture d’un potager…

La volonté manifeste d’entreprendre autrement conduit les entrepreneurs de l’ESS à développer des innovations très variées (organisationnelle, biens et services, processus). Ils revoient aussi leur gouvernance interne et externe, à la fois pour offrir de nouveaux biens et services répondant à la demande des consommateurs ou usagers, ou pour accéder à de nouvelles sources de financement, comme le crowdfunding. Quel est l’objectif principal que poursuit le fondateur d’une SCOP, alors que ses dirigeants sont élus par les salariés-associés suivant le principe « une personne = une voix » ? Les modalités de gouvernance et les rapports entre salariés et dirigeants sont spécifiques, puisque les décisions stratégiques sont prises de façon concertée. L’objectif du profit devient secondaire, la volonté de servir une cause sociale et d’œuvrer pour le bien commun constitue au contraire le moteur de l’activité de l’entreprise sociale.

Dans un univers concurrentiel souvent très dur, le management de ces entreprises, avec un souci fort de conditions de travail respectueuses des travailleurs, peut s’avérer délicat à réaliser. Or, l’entreprise ne peut être sociale que si elle contribue à l’émancipation de toutes ses parties prenantes. Tel est bien le défi pour les entreprises de l’ESS en priorité.

Par

Sophie Boutillier – Université du Littoral-Côte d’Opale

Jacques Defourny – Université de Liège

Henry Noguès – Université de Nantes

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