Exploitation des infrastructures et des « livreurs » : entre pragmatisme et morale
Les sociétés de livraison de repas comme UberEats, Deliveroo ou encore Frichti, fortement plébiscitées lors des périodes de confinement ont fait récemment parler d’elles. D’une part à travers les procès qui les opposent à leurs propres livreurs. Et d’autre part, comme relaté par le Figaro, car les livreurs parisiens monopolisent les Vélib électriques en profitant d’un d’abonnement conçu à l’origine pour des particuliers. La décision de modifier les conditions d’abonnement a en apparence des conséquences limitées mais on peut identifier des externalités importantes : elle peut être un facilitateur comme un inhibiteur d’innovation.
Dans les deux cas on peut parler d’exploitation. Le business model de ces sociétés de livraison repose sur la sous-traitance et un faible coût de la prestation de livraison. Si les sociétés de livraison de repas devaient salarier leurs livreurs, financer leurs équipements, l’entretien ainsi que l’assurance, alors leurs prix ferait un tel bon que le marché se réduirait drastiquement. Qui accepterait de payer quinze euros la livraison d’un hamburger quand bien même s’agirait-il du fameux Bigmac ? Dans les grandes villes on trouve assez de main-d’œuvre disponible (étudiants, personnes en précarité) contre une faible rémunération, sans les avantages d’un contrat de travail. Ces sociétés exploitent donc une situation donnée et la rencontre de l’offre et de la demande s’établit, hors contrat de travail, autour d’un prix très bas.
L’utilisation des vélos électriques à Paris par les livreurs revient aussi à exploiter une infrastructure existante. Ni le livreur, ni la société de livraison n’ont eu à investir. Le livreur va exploiter une faille dans les offres Vélib et pouvoir ainsi rouler avec un équipement qu’il n’a pas financé et qu’il n’a pas à entretenir. Cette exploitation rend cette activité, bien que peu rémunératrice, rentable pour les livreurs.
Exploiter les Vélib cela revient à tirer profit d’une infrastructure. Cela n’est pas nouveau. Lors du second empire, le développement du chemin de fer comme l’électrification des villes, ont permis à de nombreux entrepreneurs de développer leurs affaires. Cela a favorisé un boom économique sans précédent ainsi que l’innovation rendue possible du fait de nouvelles infrastructures.
Si l’on peut parler d’exploitation dans les deux cas étudiés, il convient de formuler une différence clef. Exploiter une route, une voie de chemin de fer, Internet ou les bornes Vélibs cela relève du même type d’opportunité. Mais exploiter la situation de précarité des livreurs pose bien évidemment un problème de morale. Et quand on se réfère aux valeurs présentées par les sociétés de livraison sur leurs sites internet, le paradoxe apparaît avec force. L’introduction en Bourse de Deliveroo montre bien que la forte croissance n’est plus le seul critère pris en compte. Les consommateurs comme les investisseurs sont de plus en plus hostiles aux business models qui reposent sur l’exploitation de statuts précaires pour une partie de leur main-d’œuvre en sous-traitance.
Le syndicat Autolib’ Vélib’ Métropole face au mécontentement de certains usagers a annoncé fin avril 2021 une modification de sa grille tarifaire. Certains usagers sont frustrés : ils ne trouvent pas facilement un Vélib. Mais dans le même temps ces mêmes usagés se font livrer, pour un faible prix, des repas à domicile et cela est rendu possible en partie par l’infrastructure Vélib. La modification de la grille tarifaire va rendre plus onéreuse l’activité des livreurs. Comme leur situation est déjà très précaire, il devrait en découler une revalorisation de leur rémunération. Cela entraînera mécaniquement une hausse des tarifs de livraison. Notre usager va donc passer de la frustration de ne pas trouver facilement un vélo à la frustration de devoir payer plus cher ses livraisons de repas à domicile.
Une autre approche reste possible : reconnaître que les Vélibs constituent une infrastructure qui doit bénéficier à tout un ensemble d’acteurs. Il faudrait alors investir davantage dans cette infrastructure, et cela peut faciliter l’émergence de business models innovants.
Et la morale dans tout cela ? La pression d’investisseurs et consommateurs peut aider à un meilleur partage entre les sociétés de livraison et leurs livreurs. Mais en attendant offrir aujourd’hui aux livreurs un outil de travail (leur vélo) à un très faible coût fait sens aussi bien économiquement que d’un point de vue éthique.
Par Stéphane Girardot (Testamento/ULCO)