Dynamique industrielle : Evolution des relations public-privé dans le spatial
Le 23 avril 2021, Thomas Pesquet est devenu le premier Européen à utiliser le lanceur Falcon 9 développé par la société privée américaine SpaceX. En faisant appel à une société privée pour transporter des astronautes vers l’ISS, la NASA a franchi un cap majeur dans les relations public-privé. Pour comprendre l’importance de ce basculement, il faut se rappeler comment la conquête spatiale a débuté à la fin des années 1950. A cette époque, aucune organisation n’avait la maitrise technologique suffisante pour entreprendre les missions ambitieuses qu’on connait aujourd’hui. L’environnement spatial était largement inconnu et l’exploration était permanente.
Pour faire face à l’incertitude radicale entourant les activités spatiales, les deux superpuissances, bien que disposant de systèmes économiques antagonistes, ont décidé de confier la conquête de l’espace à des organisations gouvernementales. Pour développer l’expertise scientifique et technique nécessaire à la conquête spatiale, les Américains ont centralisé les activités spatiales dans un nombre réduit d’organisations gouvernementales, comme la NASA et le ministère de la Défense (DoD). Ces organisations intégrées, développaient pour elles-mêmes beaucoup des technologies dont elles avaient besoin. En jouant à la fois le rôle de la demande et de l’offre, NASA et le DoD compensaient à court terme à un échec de marché.
En parallèle de cette approche surprenante pour un pays capitaliste, les Américains ont considéré que cet échec de marché pouvait être réduit à long terme. Il fallait aider les acteurs privés à développer l’expertise nécessaire pour réaliser des technologies spatiales assez fiables pour être vendues sur le marché. La NASA et le DoD ont donc passé des contrats aux industriels nationaux, d’abord pour des équipements (ex. antennes), puis des sous-systèmes (ex. charges utiles des satellites), pour progressivement concerner des systèmes complets comme les satellites et les lanceurs (Dos Santos Paulino, 2020). La NASA et le DoD, principaux bras armés de la politique industrielle spatiale des Etats-Unis, ont mis en place une politique d’innovation orientée mission (Mazzucato, 2018). Ces clients gouvernementaux ont créé, façonné et soutenu le marché des technologies spatiales. Progressivement, une industrie spatiale américaine a émergé, composée de filières industrielles couvrant tout le spectre des activités spatiales (lanceurs, exploration spatiale, télécommunication, etc.).
Bien que les spécificités nationales puissent être fortes, l’évolution des relations public-privé observée aux Etats-Unis a servi de modèle pour l’ensemble des pays capitalistes (Barbaroux, Dos Santos Paulino, 2013). Les contrats passés par les agences gouvernementales des pays occidentaux ont aussi consisté à confier progressivement plus de responsabilités aux acteurs privés de l’offre. Malgré cette évolution, les agences ont toujours gardé la responsabilité de la conception des nouveaux systèmes spatiaux comme les nouveaux lanceurs. Cependant, au milieu des années 2000, la NASA décide de franchir un cap majeur avec le programme COTS. Pour la première fois, elle propose d’acheter un service de transport de fret et de passagers vers la station spatiale internationale.
Le programme COTS transfère la responsabilité de la conception de nouvelles technologies essentielles vers les acteurs privés. La relation public-privé s’en trouve fortement modifiée ; la NASA prend dès lors un rôle qui se rapproche encore plus de celui de simple client. A cette époque, la NASA a considéré que l’incertitude entourant l’environnement spatial était suffisamment maitrisée par les acteurs privés.
Ce nouveau type d’appels d’offres tolère davantage de créativité et de nouveaux entrants parient sur des technologies en rupture avec le consensus existant chez les firmes en place. Par exemple, la société privée SpaceX propose de développer un service de transport autour d’un lanceur réutilisable, le Falcon. Bien que moqué par les firmes en place, ce projet sera retenu par la NASA face aux solutions techniques plus conventionnelles. La modification de la relation public-privé fut une prise de risque qui se révéla un succès pour la NASA, puisque la technologie des lanceurs réutilisables devient progressivement la référence.
L’embarquement de Thomas Pesquet dans la fusée Flacon 9 est la partie visible d’une transformation majeure des relations public-privé. En confiant la conception des technologies essentielles aux producteurs privés, les clients publics ont accepté de réduire leur influence sur l’industrie. Cette nouvelle relation public-privé va sans doute continuer de s’approfondir dans le futur. Les producteurs vont peser de plus en plus sur les trajectoires d’innovation de l’industrie, tandis que les acteurs publics vont devoir s’inventer un nouveau rôle.
Par Victor DOS SANTOS PAULINO
Co-directeur de la Chaire SIRIUS
TBS Education
Sources :
Barbaroux, P., Dos Santos Paulino, V. (2013). Le rôle de la Défense dans l’émergence d’une nouvelle industrie : le cas de l’industrie spatiale. Innovations – Revue d’Economie et de Management de l’Innovation, 42(3), 39–58.
Dos Santos Paulino, V. (2020). Trajectoires d’innovation dans l’industrie spatiale. Londres: ISTE editions.
Mazzucato, M. (2018). Mission-oriented innovation policies: challenges and opportunities. Industrial and Corporate Change, 27(5), 803–815.
Pour aller plus loin:
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